Les yeux bleus du très grand âge

Au fil de nos rencontres - Témoignage de bénévole


Madame « Toute douce » semble dormir, minuscule et paisible, dans ses draps blancs. Ma présence silencieuse et hésitante sur le pas de la porte ouverte de sa chambre suffit à lui faire ouvrir les yeux. Alors, une main se tend vers moi, un sourire illumine son visage.
Magie de la rencontre… et d’un échange aussi étrange que profond !

Madame « Toute douce » me parle dans un langage aux mots incompréhensibles mais avec une voix et un visage étonnamment expressifs, animés et gais. Puis un silence doux s’établit, véritable communion, de regard à regard, souriants et tendres. Je lui dis combien ses yeux bleus sont beaux, combien ils ont dû caresser et combler ceux qu’elle a aimés.
Vrai moment de bonheur partagé, dans une autre dimension…

Madame « Toute raide », mains décharnées, doigts crispés sur le bord du drap, sans épaisseur sous la couverture, présente un visage de pierre. … En dépit de mes visites régulières, son aspect physique garde le pouvoir de m’impressionner quand je rentre dans sa chambre.
Madame « Toute raide » offre le masque d’une douleur figée où seul reste encore vivant un regard bleu, glacé, dur.
Je m’approche et me présente en lui demandant si elle accepte ma visite. Je peux entendre un refus catégorique mais parfois une acceptation sans la moindre chaleur.
Totale économie de mots et de gestes. « Ça ne va pas ! » Voilà l’expression minimale par laquelle elle me signifie toute sa souffrance. Exceptionnellement elle m’accorde un regard direct, dur, dur comme certaines réalités de son existence qu’elle m’a livrées par bribes au fil de nos rencontres : travail pénible à la ferme, solitude, mais surtout ses deux fils, « des voyous, des malades » dont elle n’a aucune nouvelle ni visite…. Mais jamais un mot sur ses misères physiques que je devine terribles.
Un jour, peut-être pour tenter d’échapper à tant de malédiction, j’évoque la petite fille aux yeux bleus qu’elle a dû être et lui demande si elle se souvient de son école. Miracle ! son regard s’adoucit et les traits de son visage se détendent un peu. Ensemble, nous venions de toucher à l’éternité de son enfance que tous les malheurs de la vie n’avaient donc pas réussi à tuer.
La semaine suivante : coup de froid général… « Aujourd’hui, vous me cassez la tête ! »….
« Au revoir, Madame « Toute raide », je reviendrai lundi prochain. »




extrait du journal Source de Vie n°11 - Mars 2014

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