Les yeux bleus du très grand âge
Par Source de Vie le lundi 18 août 2014, 14:59 - Journal / Témoignages - Lien permanent
Au fil de nos rencontres - Témoignage de bénévole
Madame « Toute douce » semble dormir, minuscule et paisible, dans ses
draps blancs. Ma présence silencieuse et hésitante sur le pas de la porte
ouverte de sa chambre suffit à lui faire ouvrir les yeux. Alors, une main se
tend vers moi, un sourire illumine son visage.
Magie de la rencontre… et d’un échange aussi étrange que profond !
Madame « Toute douce » me parle dans un langage aux mots
incompréhensibles mais avec une voix et un visage étonnamment expressifs,
animés et gais. Puis un silence doux s’établit, véritable communion, de regard
à regard, souriants et tendres. Je lui dis combien ses yeux bleus sont beaux,
combien ils ont dû caresser et combler ceux qu’elle a aimés.
Vrai moment de bonheur partagé, dans une autre dimension…
Madame « Toute raide », mains décharnées, doigts crispés sur le
bord du drap, sans épaisseur sous la couverture, présente un visage de pierre.
… En dépit de mes visites régulières, son aspect physique garde le pouvoir de
m’impressionner quand je rentre dans sa chambre.
Madame « Toute raide » offre le masque d’une douleur figée où seul
reste encore vivant un regard bleu, glacé, dur.
Je m’approche et me présente en lui demandant si elle accepte ma visite. Je
peux entendre un refus catégorique mais parfois une acceptation sans la moindre
chaleur.
Totale économie de mots et de gestes. « Ça ne va pas ! » Voilà
l’expression minimale par laquelle elle me signifie toute sa souffrance.
Exceptionnellement elle m’accorde un regard direct, dur, dur comme certaines
réalités de son existence qu’elle m’a livrées par bribes au fil de nos
rencontres : travail pénible à la ferme, solitude, mais surtout ses deux
fils, « des voyous, des malades » dont elle n’a aucune nouvelle ni
visite…. Mais jamais un mot sur ses misères physiques que je devine
terribles.
Un jour, peut-être pour tenter d’échapper à tant de malédiction, j’évoque la
petite fille aux yeux bleus qu’elle a dû être et lui demande si elle se
souvient de son école. Miracle ! son regard s’adoucit et les traits de son
visage se détendent un peu. Ensemble, nous venions de toucher à l’éternité de
son enfance que tous les malheurs de la vie n’avaient donc pas réussi à
tuer.
La semaine suivante : coup de froid général… « Aujourd’hui, vous me
cassez la tête ! »….
« Au revoir, Madame « Toute raide », je reviendrai lundi
prochain. »
extrait du journal
Source de Vie n°11 - Mars 2014
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